samedi 22 février 2025
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Burkina | Promotion des langues nationales : « La mayonnaise a pris » (Dre Awa Tiendrébéogo)

Le 30 décembre 2023, l’Assemblée législative de transition (ALT) procédait, sur proposition du gouvernement, à une révision constitutionnelle consacrant l’officialisation des langues nationales du Burkina Faso. Cette Constitution révisée attribue le statut de langues officielles aux langues nationales, et relègue le français qui, jusque-là était la langue officielle du pays, au rang de langue de travail. C’est une décision qui, selon les autorités, vise à promouvoir et valoriser les langues nationales du pays. Une année après, quel bilan peut-on tirer de cette officialisation ? Quelles avancées ont été réalisées et quels défis restent à relever ? Pour répondre à ces questions, Minute.bf a rencontré Dre Awa Tiendrébéogo/Sawadogo, Secrétaire permanente de la Promotion des Langues Nationales (SP/PLN). Dans cet entretien exclusif, elle revient sur les enjeux de cette reconnaissance, les actions engagées pour leur intégration et les défis à relever pour en faire des outils de cohésion sociale et de développement. Interview !

Minute.bf : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Dre Awa Tiendrébéogo : Je suis Docteure Awa Tiendrébéogo/Sawadogo, 2ᵉ jumelle, Maître de conférences en sociolinguistique et ethnolinguistique au département des Sciences du langage de l’Université Joseph Ki-Zerbo. Je suis par ailleurs Secrétaire permanente de la Promotion des langues nationales (SP/PLN).

Minute.bf : Pouvez-vous nous parler de votre structure ?

Dre Awa Tiendrébéogo : Le Secrétariat permanent de la Promotion des langues nationales est une structure de pilotage rattachée au Ministère de l’Enseignement de base, de l’Alphabétisation et de la Promotion des langues nationales (MEBAPLN). Il est chargé de piloter, de coordonner et de superviser les activités en lien avec les langues nationales au Burkina Faso.

Minute.bf : En décembre 2023, l’Assemblée législative de transition a procédé, sur proposition du gouvernement, à une révision constitutionnelle consacrant l’officialisation des langues nationales du Burkina Faso. En quoi cette officialisation était-elle nécessaire pour notre pays ?

Dre Awa Tiendrébéogo : D’abord, il faut corriger quelque chose : la loi 045 n’a pas consacré l’officialisation de toutes les langues. Il est clairement précisé que les langues officialisées par la loi sont les langues officielles du Burkina Faso. Alors, nous attendons toujours que la loi organique précise quelle est la langue officielle ou quelles sont les langues officielles du Burkina Faso.

Minute.bf : Quelle est l’importance de cette officialisation pour la promotion de nos langues nationales ?

Dre Awa Tiendrébéogo : L’importance d’officialiser les langues tient à plusieurs faits. D’abord, je ne veux pas faire de l’histoire, mais il faut savoir que si la langue française nous a été imposée, c’était uniquement pour le développement de nos colonisateurs, et ils l’ont clairement dit. Je cite par exemple Pierre Foncin, qui affirmait : « L’Alliance française a été créée pour les marchés extérieurs et les potentiels clients de la langue française sont les clients naturels des produits français. » C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui.
Cette colonisation mentale doit être combattue, et c’est pourquoi officialiser les langues nationales est une décision forte pour l’affranchissement des mentalités et la déconstruction des stéréotypes que nous avons longtemps acceptés. C’est crucial pour le développement, car il faut réduire le fossé entre gouvernés et gouvernants. Actuellement, ces derniers s’adressent à une minorité, une poignée de Burkinabè, pour gouverner l’ensemble des 24 millions d’habitants. Si la communication devient plus fluide et que gouvernants et gouvernés se comprennent, nous avancerons vers la cohésion sociale. Or, qui dit cohésion sociale dit compréhension mutuelle et action forte pour le développement.
Sinon, les politiques publiques ne sont pas bien comprises, et vous, en tant que journalistes, pouvez en témoigner. Vous aurez par exemple constaté que les émissions interactives en langues nationales sont celles qui suscitent le plus d’engouement et ont le plus d’impact sur les populations, bien plus que celles en français. Tout simplement parce que ce sont ces langues-là que les populations comprennent le mieux.

Minute.bf : Quelles sont les principales actions menées par votre structure pour promouvoir l’usage des langues nationales ?

Voir la réaction de Dre Tiendrébéogo ⤵️

Minute.bf : Monter les couleurs en langues nationales, c’est une belle initiative. Mais y a-t-il d’autres actions que vous avez mises en place pour promouvoir les langues nationales ?

Dre Awa Tiendrébéogo : Nous sommes en train de mettre en place les bureaux des sous-commissions des langues nationales et avons invité chaque communauté à traduire l’hymne national dans sa langue, si cela n’avait pas encore été fait. À ce jour, plusieurs sous-commissions nous ont approchés pour nous dire qu’elles ont terminé la traduction et qu’elles souhaitent l’entonner quelque part. C’est déjà une grande avancée.
En outre, nous avons proposé, à la signature du Secrétaire général de notre ministère, une note à l’adresse de tous les directeurs régionaux pour leur demander de veiller à ce que l’hymne national soit appris dans les langues nationales sur leurs territoires respectifs. Au 30 décembre 2024, les enfants de l’école primaire chantent l’hymne national dans leurs langues. Certes, il n’est pas encore disponible dans toutes les langues, mais lorsque nous avons commencé, il n’y en avait que 14. Or, les langues ont des territoires.
Dans le milieu scolaire, la langue majoritaire que les enfants parlent est bien connue des directeurs régionaux. Il faut que les enfants apprennent et chantent l’hymne dans cette langue. Ce n’est pas seulement dans les ministères et institutions, mais dans tout le Burkina Faso. Ce faisant, notre jeunesse apprend l’hymne dans les langues nationales.
Outre cela, nous avons allié langue et culture. Nous avons choisi d’exploiter la parenté à plaisanterie. À chaque montée des couleurs, j’invite une communauté ethnolinguistique dans un ministère dirigé par son parent à plaisanterie. Par exemple, lorsque les Bôbôs ont chanté au ministère de la Communication, ils n’ont pas épargné les Peulhs. Les Samos sont allés à la Primature, et le Premier ministre ne les a pas laissés tranquilles. Moi-même, je n’ai pas fait de cadeaux à Mme Zerbo.
Même la chefferie coutumière s’est impliquée. Lorsque nous avons invité les Lobiriphones, sa majesté le Bifaté a mobilisé plus de 30 Lobis de Gaoua et les a amenés dans un car à ses frais. Quand nous avons convié les Bissaphones, leur nombre était impressionnant. Les Kassenaphones de l’ENAM sont même venus en car pour nous aider. Quant aux Gourmantchés, on n’en parle même pas. Le Pr Ouoba de Tin Tua quitte Fada pour venir à chaque montée des couleurs en langue nationale.
Autant dire que la mayonnaise a pris ! Aujourd’hui, si nous abandonnons cette pratique, certains nous en tiendront rigueur.
Nous réfléchissons avec le ministre Jacques Sosthène Dingara (ministre en charge de la Promotion des Langues nationales, ndlr) pour voir comment pérenniser cette pratique. Dès 2025, nous allons encourager les intellectuels à chanter l’hymne dans leurs langues. C’est un acte patriotique !

Minute.bf : Quel sera le rôle des sous-commissions ?

Dre Tiendrébéogo : Permettez-moi de dire qu’au nombre des membres du bureau des sous-commissions figurent en bonne place les commissions spécialisées. Il y a une commission qui va s’occuper de la traduction, de l’alphabétisation, une commission qui va s’occuper de l’instrumentation de la langue, de la description.
Il y a une commission qui va s’occuper de la culture, de l’art. Donc, il ne s’agit pas de constituer une sous-commission qui va aller s’asseoir et attendre qu’on vous appelle pour venir fredonner l’hymne national dans votre langue. D’ailleurs, je pense que, de plus en plus, on va éviter cela, parce que chacun doit apprendre dans sa langue.
Comme je l’ai dit, on ne va plus faire du patriotisme par procuration. Donc, les sous-commissions doivent travailler à la valorisation de leur langue. Quand on dit décrire, c’est tous les paliers de descriptions possibles. C’est-à-dire du palier phonologique jusqu’au palier même discursif, vous allez le faire, jusqu’à produire des dictionnaires, des lexiques spécialisés. Il est de votre devoir de le faire. Qu’est-ce que vous voulez laisser à votre progéniture ? Ce n’est qu’un pan de votre culture, le meilleur des pans d’ailleurs.
Je n’ai pas dit que les autres pans ne sont pas représentatifs ou bons, mais la langue ne doit pas s’altérer. Chaque sous-commission est mise devant ses responsabilités. Donc, il ne faut pas s’attendre à ce que l’État vienne financer chaque sous-commission, non !
Nous avons mené les activités sans accompagnement, sans financement, sans marché. Alors, si chacun est fier de sa langue, vous constituez un groupe déjà, allez voir, même au sein de votre communauté ethno-linguistique, il y a des gens qui peuvent financer des travaux. Il y a des gens qui peuvent financer des travaux de description et beaucoup de choses.
Donc, chaque sous-commission peut mobiliser les ressources. Et s’il faut que le secrétariat accompagne à la mobilisation de ces ressources, il est là. Et l’un de nos rôles d’ailleurs, c’est la mobilisation des ressources. Par exemple, tous ceux qui peuvent vous aider, si vous voulez les approcher par le biais du Secrétariat permanent, venez avec vos idées ! Nous, nous allons vous accompagner avec notre cachet. Et s’il faut qu’on vous accompagne physiquement, on le fera.

Minute.bf : Certaines personnes appellent à l’intégration des langues nationales dans tous les pans de la vie nationale, notamment l’administration, la justice, la politique, etc. Que dites-vous de cela ?

Dre Tiendrébéogo : Ah oui ! Il faut le dire : les langues nationales intéressent tout le monde. Mais au niveau de la justice, par exemple, il faut corriger. Il y a la formation des interprètes judiciaires à l’ENAM. C’est très bien, mais il faut aller au-delà.
Aujourd’hui, par exemple, si nous décidons d’officialiser le Dagari-Dioula et que tout le monde comprend le Dagari-Dioula, pourquoi ne pas former des juges en Dagari-Dioula ? Il s’agit de se mettre ensemble, autour d’une ou de quelques langues, que tout le monde va comprendre, et on n’aura plus besoin d’interprètes en ce moment. En France, si vous allez parler français, je pense qu’on n’a pas besoin d’interprètes pour un Français.
Et pourquoi les gens appellent-ils de tous leurs vœux l’intégration des langues nationales un peu partout ? C’est parce que cela participe aussi à l’éveil des consciences.
Vous savez, tous les gouvernants ne veulent pas que les populations suivent ce qu’ils font. À qui profite le crime si je m’adresse dans de gros mots à mes amis pour gouverner toute la population ? Ça profite à qui ? Et si vous avez la chance qu’un gouvernement sonne l’éveil des consciences, pourquoi s’amuser avec un tel gouvernement sérieux, un régime qui veut notre développement ? Je ne suis pas en train de faire l’apologie d’un régime, non. Je ne suis pas en train de faire de la politique non plus.
Je ne sais pas faire de la politique. Mais je suis en train de dire ce que je pense, et cela n’engage que moi. Si tout le monde aujourd’hui parle la même langue, toutes les décisions en lien avec la vie de la Nation seront comprises par tout le monde. On dit que traduire, souvent, c’est trahir. Alors que si nous nous comprenons tous, personne ne peut faire ce qu’il veut. Et c’est ce vers quoi il faut aller. Il faut aller vers un environnement où chacun est redevable à tout le monde, où chacun connaît son devoir. Bien sûr, ses droits, mais le devoir doit passer avant les droits. Donc, intégrer les langues nationales à tous les niveaux éveille les consciences et, surtout, développe la gouvernance participative. Et qui dit gouvernance participative dit développement participatif, endogène, auto-centré.

Minute.bf : Quelles sont les perspectives d’avenir au niveau de votre secrétariat pour une plus grande promotion des langues nationales ?

Dre Tiendrébéogo : Pour le ministère, nous allons poursuivre la valorisation et la promotion des langues. Nous allons décrire les langues minoritaires. C’est notre ambition.
Nous n’avons pas les moyens, parce que vous savez que cela relève de la linguistique de terrain. Et la linguistique de terrain commande qu’il y ait des déplacements, qu’il y ait même des marchés pour les spécialistes qui vont faire ce travail. Là, nous ne pouvons pas assurer que nous le ferons, parce que tout dépend des moyens.
Nous allons nous donner les chances d’obtenir ces moyens, mais on ne sait jamais. Toutefois, ce que nous pouvons faire par nous-mêmes, c’est poursuivre nos réflexions. D’ailleurs, nous avons déjà commencé à travailler sur la pérennisation des langues nationales.
Nous sommes aussi en train de faire un diagnostic sans complaisance de l’environnement lettré. L’année 2024 nous a permis de former des auteurs aux techniques d’écriture des contes en langues nationales. Nous allons poursuivre dans cette lancée et suivre le travail entamé afin d’enrichir l’environnement lettré. Cela permettra non seulement aux néo-alphabétisés de ne pas perdre leurs acquis, mais aussi à ceux qui veulent apprendre et se perfectionner d’avoir de la matière pour lire, écrire et entretenir la flamme de l’alphabétisation, qu’elle soit formelle, non formelle ou même informelle.
Quand je parle d’alphabétisation formelle, je pense à l’éducation bilingue. L’alphabétisation non formelle concerne les centres d’alphabétisation fonctionnelle. L’alphabétisation informelle, c’est lorsque vous et moi pouvons prendre des ouvrages pour lire et essayer de comprendre. Nous allons aussi nous pencher sur les guides orthographiques, car une langue, si elle est valorisée sans être transcrite, peut se perdre. Tout ce que nous utilisons à l’oral, le vent l’emporte, mais ce qui est écrit reste. Il est donc indispensable de doter ces langues d’un guide minimum. Nous allons également poursuivre nos réflexions. Et si nous sommes associés à la structure en charge de promouvoir l’éducation bilingue, nous aurons notre mot à dire.
Nous avons notre mot à dire, car l’éducation bilingue poursuit plusieurs objectifs. Il y a le bilinguisme de transfert, le bilinguisme soustractif et le bilinguisme additif. C’est ce dernier que nous voulons. C’est bien le bilinguisme additif que nous défendons, et non un proxénétisme linguistique qui consisterait à vendre nos langues ou à les utiliser comme de simples béquilles pour mieux apprendre une langue étrangère. Non : nos langues doivent aussi être porteuses du savoir scientifique. Je précise que si la structure en charge de l’éducation bilingue nous associe à ses travaux de réflexion, nous ferons des propositions. Ma thèse a d’ailleurs porté sur ce sujet : les compétences en bilittéracie dans les écoles bilingues. Nous ferons des propositions en ce sens pour instaurer un bilinguisme équilibré à l’école, mais aussi dans l’administration. Car il faut bien comprendre que tout cela contribue à tracer les sillons de l’officialisation des langues nationales.
L’officialisation en elle-même, ce n’est qu’un décret. Oui, mais après ? Il ne faut pas que ce soit une officialisation de nom uniquement. Il faudra suivre les orientations que la Constitution aura tracées pour aller vers notre propre développement.

Minute.bf: Un mot de fin?

Voir la réaction de Dre Tiendrébéogo ⤵️

Propos recueillis par Oumarou KONATE

Minute.bf

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